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Monde

Un spectre hante l’Europe, le spectre de Munich

Julien Aubert
Julien Aubert

Depuis la chute de l’URSS, la question d’intervenir militairement s’est posée à de nombreuses reprises pour les pays occidentaux, avec en toile de fond, deux cas d’espèce, le Kosovo et l’Irak, qui sont aujourd’hui les deux pôles du débat sur l’intervention. On pourrait dire qu’il consiste pour une bonne part à opposer l’un à l’autre. 

 

D’un côté, on peut citer l’intervention de l’OTAN au Kosovo (1999), qui cochait toutes les « bonnes » cases ex ante : consensus sur la nécessité d’intervenir militairement (au moins sur le plan régional), relative clarté des intentions, réponse à une crise humanitaire imminente. L’opération militaire a été marquée par un recours contrôlé et proportionnel de la violence. Ex post, les résultats ont été positifs : chute pacifique de Milosevic, stabilisation du Kosovo, absence d’instabilité régionale. 

 

De l’autre, on peut citer l’intervention américaine en Irak (2003), jumeau négatif de l’exemple kosovar. Ex-ante, il y avait une communauté internationale divisée, des motifs d’intervenir discutables et en partie erronés, l’absence d’urgence. L’opération militaire a été éclaboussée par des interrogations légitimes sur la proportionnalité de la réponse militaire et des infractions opposées à l’Irak. Ex-post, l’opération a laissé derrière elle un pays en proie à l’insécurité et à l’avenir incertain.

 

Face au problème ukrainien, le problème est alourdi d’un paramètre supplémentaire : le risque de conflagration mondiale. Poutine n’est pas Milosevic ou Saddam Hussein. Dès lors, la tentation naturelle est de ne pas regarder la configuration des années 1990 - 2010 mais plutôt celle d’avant la chute du mur de Berlin, voire d’avant 1945. 

 

A la fin des années 30, le pacifiste et socialiste Marcel Déat avait titré « Mourir pour Dantzig ? ». L’Europe hésitait à se battre pour l’indépendance de Dantzig, cette enclave libre autour de laquelle s’établissait un corridor polonais consacré par le traité de Versailles. 

 

Presque cent ans plus tard, va-t-on devoir mourir pour Kiev ?

 

Le spectre de la répétition de l’Histoire et notamment de l’entre-deux-guerres plane sur l’Europe, car intervenir en 1938, c’était réveiller un second conflit mondial, exactement comme aujourd’hui nous redoutons un troisième avec Moscou. 

 

Dans un discours prononcé à Prague, le président français a appelé les alliés de l'Ukraine à "être à la hauteur" en réaffirmant la nécessité de ne pas exclure l’envoi de troupes au sol : « Nous abordons à coup sûr un moment de notre Europe où il conviendra de ne pas être lâches (…) La guerre est revenue sur notre sol, des puissances devenues inarrêtables sont en train d'étendre la menace, de nous attaquer chaque jour davantage : il nous faudra être à la hauteur de l'Histoire et du courage qu'elle implique ». Comment ne pas y voir un clin d’œil aux imprécations de Churchill en 1938 ? 

 

Le grand homme d’état britannique eut cette phrase cinglante avant la conférence de Munich en écrivant à Lloyd Georges : « J’ai l’impression que nous allons devoir choisir pendant les prochaines semaines entre la guerre et le déshonneur, et j’ai assez peu de doute sur l’issue de ce choix. ». La mémoire commune lui préfère souvent une version déformée : « Le gouvernement avait le choix entre la guerre et le déshonneur ; il a choisi le déshonneur et il aura la guerre. », qui n’est attestée que dans « Le Dernier Lion », de l’historien William Manchester. 

 

La position française, qui tranche avec les premiers mois du conflit où Emmanuel Macron se positionnait plutôt en médiateur neutre, a fait l’objet d’une avalanche de réactions mitigées en Occident, les Etats-Unis comme l’Allemagne prenant leurs distances avec des propos suspectés de provoquer une escalade. 

 

On en revient toujours à l’éternel dilemme. Faut-il entrer en guerre préventivement (Si vis pacem, para bellum) ou tenter de ne pas escalader pour sauver la paix ? 

 

Les faucons seraient inspirés de relire Otto Von Bismarck qui affirmait : « La guerre préventive équivaut à commettre un suicide par peur de la mort ». Dans le cas ukrainien, cependant, la guerre est déjà là et la question est de savoir si pour les occidentaux aller en Ukraine correspondrait à jeter de l’eau ou de l’huile sur le petit brasier actuel. Je me rappelle d’être un jour intervenu dans un tram, alors que mon voisin de siège se faisait embêter par deux racailles, parce que j’avais compris que si la chose dégénérait je serais de toutes manières impliqué. Autant dans ce cas intervenir ex ante pour calmer les choses… 

 

Les colombes sont souvent insultées de « munichoises », référence à la tragédie de Munich (29-30 septembre 1938), conférence de paix où la France et la Grande-Bretagne cédèrent à Hitler. Ceux qui combattent l’envoi de troupes au sol en Ukraine ont contre elles les propos de Joseph Goebbels qui affirma après Munich « Ils auraient pu nous supprimer (…) mais ils ne l’ont pas fait. Ils nous ont laissé tranquilles et ils nous ont laissés nous glisser dans la zone dangereuse, et nous avons été capables d’éviter les écueils. Et quand nous avons été prêts, et bien armés, mieux qu’eux, alors ils ont déclaré la guerre ! ». Dans le cas ukrainien, on pourrait cependant rétorquer que la capacité de la Russie à améliorer son armement dans les mois à venir est très faible, et que, contrairement aux nazis, on peut penser que plus le conflit se prolonge, plus Moscou s’affaiblit. Les colombes ne seraient pas des pacifistes défaitistes mais des réalistes lucides. 

 

Quoiqu’il en soit, malgré le fait que nous ne soyons pas exactement dans la situation de 1938, le spectre de Munich hante toujours notre inconscient occidental. 

 

Il a du reste plané lourdement sur les décisions politiques prises entre 1950 et 1970. En effet, toute une génération de dirigeants américains (notamment Acheson, Dulles) avait été témoins, dans leur jeunesse, de la tragédie de Munich. Une de ses leçons s’était gravée entre eux, à savoir que le fait de ne pas s’opposer à une agression – où et de quelque façon qu’elle se produise – garantit qu’il faut s’y opposer plus tard, et dans des conditions difficiles. L’impact psychologique de Munich a expliqué après la réaction aux manquements de Staline, à la politique de l’endiguement de la Corée au Viêt-Nam. 

 

Le changement générationnel et le désastre du Viêt-Nam ont ensuite relativisé cet héritage. Toutes les interventions ne se terminent pas forcément par la victoire du « Bien ». 

 

Pour en revenir à l’Ukraine, le problème majeur est que nous n’avons pas toutes les informations en main. Toute la difficulté est qu’on ignore si Poutine, une fois l’Ukraine digéré, s’en prendrait à d’autres pays, à l’instar de Hitler. Le parallèle est tentant. De la même manière que le Führer allemand a déconstruit, vingt ans après le traité de Versailles, les frontières héritées du précédent conflit mondial, afin de restaurer la puissance allemande, le leader russe mettrait des coups de canif au statu quo hérité de la chute de l’URSS, c’est à dire les lignes de partage/frontières héritées de la Guerre froide, « gagnée » par Washington. 

 

Pour ma part, je pense que l’arme nucléaire change totalement la donne sur l’analyse du syndrome de Munich, car la dissuasion fonctionne dans les deux sens : de la même manière que Paris n’a pas intérêt à entrer dans une escalade avec Moscou, Poutine sait aussi que s’il allait trop loin, il prendrait un risque non négligeable d’emballement suicidaire. Voilà pourquoi, je crois plus sage d’éviter une escalade militaire en cantonnant le conflit aux frontières de l’Ukraine, tout en aidant indirectement les armées de Kiev, injustement envahi par Moscou.