Des militaires d'une unité de la Garde nationale d'Ukraine, qui fait partie de la "Garde de l'offensive", participent à des exercices militaires à l'extérieur de Kiev le 3 mai 2023, au milieu de l'invasion russe de l'Ukraine. Photo : Sergey SHESTAK / AFP.
Nous sommes au début de la très controversée contre-offensive ukrainienne, mais également d'une nouvelle offensive russe. La contre-offensive était prévue - d’après tous les observateurs internationaux et selon les fuites du Pentagone – pour le début du mois de mai. La question que tout le monde se pose depuis qu’on l’a annoncée est de savoir de quelle nature sera cette nouvelle offensive ukrainienne. Récemment, une analyse du journal anglais The Guardian a promis une fin de guerre un peu surprenante et assez banale. Une fois le cycle d'un an et demi de combats terminé, selon cette hypothèse, la guerre se terminerait par la reconquête partielle des territoires par les Ukrainiens et laisserait Poutine et Zelensky au pouvoir...
Mais le vrai problème, pour aller au-delà des analyses occidentales et loin de la vision sur le terrain de la guerre, est de comprendre si nous sommes face à deux bluffs croisés : celui de la Russie - qui a réuni une vaste force militaire au début de cette année, mais sans mener à bien l'attaque à grande échelle prévue et annoncée. Celui de l'Ukraine avec une offensive qui en l'absence d'avions, de navires et de chars adéquats, ne peut forcément être décisive. Par ailleurs, un autre thème a émergé des fuites du Pentagone, celui de l'épuisement progressif des réserves occidentales de munitions en Ukraine et particulièrement de celles anti-aériennes.
Lire aussi : Offensive de printemps ukrainienne ou opération de diversion ?
Pendant des mois, Zelensky a sollicité en vain le soutien occidental pour des armes et des munitions adéquates et des avions et chars en nombre suffisant pour mettre en œuvre une offensive efficace. En fait, seule une partie des fournitures militaires est arrivée ponctuellement et celle concernant les avions tout comme l’éventualité d’une zone d'exclusion aérienne en Ukraine restent encore un débat et sans décisions concrètes, comme on l’a vu même lors de la dernière réunion à Ramstein du groupe de soutien des pays de l'OTAN.
La préparation ukrainienne
Dans le même temps, cependant, la formation de l'armée ukrainienne dans de nombreux pays européens et dans les armées de l'OTAN est en grande partie achevée. En Ukraine, de nombreux volontaires ont été recrutés et les données disponibles décrivent une armée prète pour l'offensive de 200 000 hommes en plus de près de 40 000 volontaires.
Du côté de Moscou, plus de 350 000 soldats russes se trouvent depuis des mois sur le territoire ukrainien, venant ainsi compléter les 140 000 conscrits qui ont terminé leur formation en décembre. Des rumeurs circulent également sur la présence plus ou moins cachée d'instructeurs et de techniciens chinois et iraniens côté russe et d'instructeurs britanniques et américains de l'OTAN côté ukrainien.
L’offensive russe en question
En effet, après la période des black-outs massifs, des pluies de missiles hebdomadaires, qui semblaient annoncer une attaque russe dans plusieurs directions, la réorganisation de l'armée russe n'a toujours pas abouti à une offensive vraiment efficace avec des résultats concrets.
Lire aussi : Le Chaos ukrainien : Interview de l’expert Nikola Mirkovic par Alexandre del Valle
Pour l'instant, les Russes ne font qu'appliquer à la lettre la méthode dite syrienne, celle des bombardements et des raids à des fins purement destructrices. Ils attaquent des régions et des zones individuelles de manière intensive plutôt qu'extensive. Pensez à Kharkiv hier et à Bakhmut récemment, devenue un nouveau Marioupol, c'est-à-dire une nouvelle zone de résistance jusqu'au bout. A Kherson, malgré les prévisions de l'Institute of Study of War (ISW), il n'est toujours pas possible de percevoir ad horas, un changement significatif sur le champ de bataille. Depuis un mois, les Russes eux-mêmes ont admis la préparation et l'établissement d'une tête de pont ukrainienne sur le Dniepr à Kherson. A ce stade, l'objectif déclaré des Ukrainiens semble être de reconquérir l'ensemble des régions de Kherson et de Zaporizhzhia et même de reprendre Melitopol.
Le début de la contre-offensive ukrainienne pourrait étonnamment viser la reconquête de la Crimée ou du moins l'isolement de la Crimée atteignant ses limites géographiques. Simultanément à Donetsk et Louhansk, la situation reste similaire à celle de l'Ossétie en Géorgie : curieusement, la Russie de Poutine, malgré un gros potentiel technologique, d'hommes et de moyens, semble vraiment se battre sans exploiter tout son potentiel. Si de nouvelles méthodes ont été introduites comme l'attaque de l'Ukraine par des avions survolant la Biélorussie, la Russie et la mer Noire, avec des missiles à longue portée, Khinzal, missiles à poignard, d'autres rebondissements ne sont pas exclus. Il est difficile pour toute analyse de pouvoir comprendre si et comment la réaction militaire russe se produit ou si même la véritable offensive russe se produit maintenant plutôt qu'en mars, comme beaucoup s'y attendaient. Le facteur d'imprévisibilité semble être le véritable dominus de cette guerre. Le plus déconcertant, c'est que, qu'on le veuille ou non, toute une génération de jeunes et d'hommes ukrainiens et russes se sont engagés dans cette opération et cette guerre spéciales, souvent malgré eux, dans un jeu de guerre sans limites et aux gâchis immenses, dont les seuls vrais effets vont être de détruire efficacement toute une génération...
Lire aussi : La Guerre en Ukraine sonne-t-elle le glas de l’Occident ?
Le ratage de la transition post-soviétique
On ne peut que regretter - a posteriori - la mauvaise gestion de l'après-URSS de part et d'autre qui, de 1991 à aujourd'hui, a produit une guerre plutôt qu'un développement et une solidarité entre des peuples historiquement frères. A tout cela s'ajoute le constat, vérifié ici en Ukraine, en suivant de près la situation, comme je l'ai fait lors de plusieurs séjours depuis l'année dernière, que la puissance militaire ne peut anéantir la volonté d'un peuple. La destruction et l'annulation mutuelle entre les cultures n'a aucun sens. Il a également été précisé qu'en 2023 et même en présence d'un imposant arsenal atomique, le plus grand du monde, d'une puissante armée de 500 000 soldats et d'une supériorité numérique, technologique et militaire évidente, la Russie risque le même problème que dans les années 80 du siècle dernier en Afghanistan, où l'armée russe entrée à l'époque de Brejnev, est repartie sans succès à l'époque de Gorbatchev, 10 ans plus tard.
Les cosaques ukrainiens résisteraient-ils aujourd’hui aussi bien que jadis la guérilla afghane?
On risque en fait d'avoir fait beaucoup de bruit pour rien, pour reprendre une citation shakespearienne : les deux années de guerre se termineraient en effet par le statu quo ante et les Russes pourraient donc avoir pour eux presque toutes les régions de Donetsk et de Louhansk en plus de la Crimée, mais ils subiraient la défaite de devoir restituer les régions de Kherson et Zhaporizhzhia et Melitopol. Les Ukrainiens visent maintenant cet objectif : contenir les dégâts et éventuellement reprendre Melitopol puis en totalité les territoires vers la région de Crimée sauf Marioupol.
Le vrai doute réside dans l’hypothèse de savoir ce qui se passera si la guerre continue. Il suffit de penser à la crise du blé dans le port d'Odessa et à l'exportation du blé ukrainien, crise qui a récemment impliqué également la Slovaquie et la Pologne, avec les polémiques relatives au transit du blé ukrainien dans les deux pays. Récemment, encore, le ministre russe des Affaires étrangères Lavrov a d’ailleurs menacé d'annuler les accords sur les céréales.
Le deuxième chapitre de ce bilan de plus d’un an de guerre est le problème du transport aérien. En effet, si les lignes ferroviaires avec l'Ouest ont repris une certaine normalisation, le transport aérien reste cependant impossible, tout comme le transport maritime. La semaine dernière, l'organisation internationale de régulation du trafic aérien a d’ailleurs proposé un maintien des limites sur les vols aériens jusqu'en 2029. Aujourd'hui les aéroports les plus proches de l'Ukraine sont ceux de Cracovie et de Katowice, côté polonais par exemple.
Lire aussi : Comment les Atlantistes se servent des réseaux nazis en Ukraine [ 1 - 2 ]
Passons à l'autoroute : depuis un an et demi et encore aujourd'hui, les files de véhicules, de camions de transport international de marchandises qui partent et entrent en Ukraine sont interminables. Les frontières sont, à juste titre, plus blindées qu'auparavant par rapport à la période initiale de la guerre et, avec l'ajout de barbelés, elles ressemblent de plus en plus à celles entre les deux Corée...
De nombreux réfugiés ukrainiens à l'étranger sont rentrés, notamment à Kiev, mais ceci à leurs risques et périls…
Le risque de guerre nucléaire
Sur le plan géopolitique, l'ambiguïté problématique et dangereuse de la Biélorussie, servile envers deux maîtres financiers : Moscou et Pékin et toujours prête à laisser les Russes attaquer l'Ukraine par le nord et mettre la Pologne en danger, reste extrêmement grave. En juillet prochain, dans tous les cas, la Russie disposera de bombardiers nucléaires stratégiques et de porte-missiles en Biélorussie et d'un arsenal nucléaire stocké en Biélorussie. Loukachenko lui-même a admis qu'il voyait un scénario de guerre nucléaire à l'horizon. D'autre part, la doctrine Poutine n'admet pas les défaites et l'Ukraine à son tour ne veut pas être à nouveau asservie par les Russes...
L'élargissement de l'OTAN à la Finlande et à la Suède n’a d’ailleurs fait qu'augmenter de manière exponentielle les risques d'accidents militaires mortels et l'extension du conflit. Géopolitiquement, une trêve ou un cessez-le-feu, ou même une paix qui laisserait la Dombass et la Crimée aux Russes et tout le reste à l'Ukraine, ne résoudra rien. Avant la guerre, l'hypothèse d'un possible finlandisation (neutralité) de l'Ukraine était encore envisageable, mais maintenant que la Finlande elle-même n'est plus neutre, cette solution s’éloigne.
L'Europe est donc entrée dans un labyrinthe et une spirale d'événements sans issue. Il y a un risque objectif en Europe d'une nouvelle guerre de Trente Ans, comme en 1600, presque infinie et découpée en périodes. Telle a est la situation en Ukraine, avec les deux guerres, celle de 2014 et celle de 2022.
Du même auteur : La paix en Ukraine, réalité ou utopie?
En guise de conclusion
Face aux nombreuses discussions sur la reconstruction d'une architecture commune de sécurité européenne, on est encore loin d'une nouvelle négociation semblable à celle de Yalta, précisément dans la Crimée de la vexata quaestio. Au contraire, une Europe à deux vitesses est envisagée, euro-atlantique d'un côté : celle de l'Union européenne et de l'OTAN ; puis celle de l'Euro-Asie de l'autre, avec la route de la soie russo-chinoise et l'Union euro-asiatique.
L'Ukraine, qui tout comme la Russie, est la frontière orientale, le dernier pays d'Europe et le premier d'Asie, pour la définir stratégiquement et historiquement, est le point d'arrivée de la route de la soie et de la ceinture, en plus d'être un pays dont, avant la guerre, le plus grand investisseur était déjà la Chine.
En définitive, au-delà des hypothèses de négociations de paix de Macron, de Lula, président du Brésil et leader des BRICS, de la Chine de Xi, tout comme celles d'Erdogan, d'Israël, de la Diplomatie du Vatican, de l'ONU de Gutierres... toutes des négociations hypothétiques qui ont été entamées jusqu'à présent, le joueur ou plutôt le meneur et l'acteur décisif reste la Chine. Ceci n’est pas dû au hasard, à la fois parce que l'avenir du projet Silk and Belt Road dépend de l'issue de cette guerre, et parce que la Chine entend diriger le nouvel ordre international multipolaire d'ici 2049, précisément grâce à cette nouvelle guerre de Trente Ans européenne, qui a commencé en 2022…
Le destin de la guerre en Ukraine voit donc l'Europe et la Russie engagées comme les acteurs d'un jeu qui se décide en fin de compte à Pékin et à Washington, entre lesquels existent d’ailleurs, comme au temps de la guerre froide entre URSS et Etats-Unis, un nouveau téléphone rouge, comme celui qui reliait autrefois le Kremlin et la Maison Blanche.
LA REDACTION VOUS CONSEILLE :