Une femme passe devant une peinture murale représentant le logo du groupe mercenaire russe Wagner à Belgrade le 20 janvier 2023. (Photo par OLIVER BUNIC / AFP)
La milice Wagner supplétif de l’armée russe en Syrie, s’est engagée au Mali et a investi la scène ukrainienne, où elle vient de revendiquer la seule victoire dont la Russie puisse se prévaloir depuis le début du conflit sur la ville de Soledar. Une revendication qui met le Kremlin dans l’embarras. Cette puissance du groupe Wagner, mais aussi la présence de ces groupes nationalistes, ne risquent-ils pas à prendre le pouvoir en otage ?
Si Vladimir Poutine, s’est servi des nationalistes et de leurs idées pour justifier la guerre ; il est désormais contraint de céder aux injonctions de ces groupes, et n’a plus d’autres choix que de monter en puissance, en s’appuyant sur les groupes nationalistes et paramilitaires, les célèbres milices car l’armée russe est en pleine déconfiture.
Depuis quelques semaines dans le conflit ukrainien, un scenario semble se dessiner : celui de la guerre totale préconisée par ces mêmes groupes nationalistes, qui ont reproché à Vladimir Poutine son manque de virulence et à l’armée russe de subir une bérézina.
Le pouvoir russe, sous peine de se mettre en danger, a cédé aux exigences nationalistes, y compris à ceux du Donbass, proches de Moscou et s’engage dans une guerre totale, avec pour partenaire, le groupe Wagner, mais aussi Rusich et bien d’autres que les média ignorent mais qui n’en sont pas moins virulents. Pourtant ces milices sont une constante de la stratégie militaire russe.
Une tradition russe et soviétique : la druzhina et la militia
L’engagement de groupes paramilitaires comme auxiliaires du pouvoir n’est pas une nouveauté en Russie, car elle plonge ses racines dans l’histoire de l’Empire. Deux mots désignent ses groupes engagés dans la préservation de la société. Le terme druzhina qui est récurrent et très présent dans la vie sociale russe. Et ce, dès le Moyen-âge ; il désignait alors une garde armée d’un chef de guerre ou d’un seigneur, au 19e siècle, son sens n’a pas évolué, puisqu’il continue de nos jours encore à désigner une milice au service d’un pouvoir quelconque. Ce qu’en français nous traduirions par le terme « milice ». En russe « Militia » revêt un sens ambigu et notamment pendant l’ère soviétique où le terme était synonyme de police, il deviendra la police officiellement en 2011.Ces milices ont joué un rôle particulier et sont à l’intersection du pouvoir, de groupes militants nationalistes et n’hésitent pas à se livrer à des actes répréhensibles de corruption.
En Occident on connaît le groupe Wagner en raison de son implication sur le front syrien et sa présence en Afrique sub-saharienne, mais d’autres jouent un rôle de premier plan et étendent leurs ramifications à travers l’Europe, tout en maintenant une proximité avec le pouvoir russe.
Les loups de la nuit est un club de motards russe, ayant acquis en 2013 une importance politique. Né comme club informel en 1989, durant la perestroïka ; il est devenu le premier club de motards de l'ex-URSS. Il a sept localisations principales en Russie ainsi que dans les territoires où les russophones sont nombreux comme la Biélorussie, l’Ukraine et la Lettonie. Ils sont très proches du pouvoir et revendiquent un nationalisme pur et dur.
En 2014, ils ont pris une part acte à l’annexion de la Crimée en prenant d’assaut le Quartier général des forces navales ukrainiennes à Sébastopol. Dès 2018, ils ont été interdits dans les pays baltes, en Géorgie, en Ukraine et en Pologne, mais des chapitres locaux leur prêtant allégeance ont immédiatement été créés par des sympathisants de la cause nationaliste.
La toile qu’ils ont tissée, avec ses nombreuses ramifications rappelle la stratégie mafieuse et l’OTAN, révèle qu’ils possèdent de nombreux d’affiliés en Allemagne, Ukraine, Slovaquie, Lettonie, Bulgarie, Macédoine, Serbie et Bosnie, prend très au sérieux leur rôle au point de les intégrer désormais à ses scénarii, et de surveiller leurs activités dans l’ensemble des pays de l’ex-Yougoslavie.
Le mouvement impérial russe (MIR) a été fondé à Saint-Pétersbourg en 2002. Six ans plus tard, il crée sa branche paramilitaire, appelée la Légion impériale russe, qui est dirigée par Denis Valliullovich Gariyev depuis au moins 2014. Elle joue sur le sentiment d’appartenance religieuse et a appelé les jeunes orthodoxes à se consacrer à la défense de la Nouvelle-Russie. Le groupe maintient deux centres d'entraînement à Saint-Pétersbourg, dont l'un est connu sous le nom de camp Partizan, situé au sud de l'île de Heinäsenmaa . Il organise un entraînement à la guérilla urbaine, un entraînement au tir, une médecine tactique, un entraînement à haute altitude et à la survie, une psychologie militaire. Après que la guerre du Donbass ait éclaté en avril 2014, le MIR a dès le mois de juillet envoyé des soldats pour prêter main forte aux groupes pro-russes. Certains membres de la Légion impériale ont également travaillé comme mercenaires au Moyen-Orient et en Afrique du Nord.
Ils promeuvent la restauration de la monarchie et idéologiquement, ils s'inspirent des Cent-Noirs, mouvement nationaliste des plus violents apparu en 1905. D'autres au sein du mouvement incluent les groupes « Pour la foi et la patrie » et la résurgence moderne de « l'Union du peuple russe ». Les sites Web liés au MIR professent un antisémitisme virulent. MIR fait partie d'un groupe plus large de groupes « orthodoxes politiques » d'extrême-droite.
Le 6 avril 2020, le Département d'État américain a ajouté le Mouvement impérial russe et trois de ses dirigeants, Stanislav Anatolyevitch Vorobiev, Denis Valliullovitch Gariyev, et Nikolaï Nikolaïevitch Trushchalov à la liste des terroristes.Le groupe a été officiellement désigné comme groupe terroriste au Canada le 3 février 2021. Selon le département d'État américain, le MIR fournit une formation de type paramilitaire à des extrémistes dans toute l'Europe et y exploite deux centres de formation. Ces groupes fonctionnent à l’identique des mafias reconnues et identifiées comme telles, par leur stratégie du réseau et d’entrisme, car ces groupes noyautent en partie le pouvoir russe.
Jean-François Gayraud, a défini : « une mafia est une société secrète et fraternelle à caractère criminel, permanente et hiérarchisée, fondée sur l’obéissance, à recrutement ethnique, contrôlant un territoire, dominant les autres espèces criminelles et s’adossant à une mythologie. »[1] Or pour les deux groupes susmentionnés, l’idéologie est le nationalisme dans ce qu’il a de plus violent et se caractérise par une proximité exagérée avec le pouvoir russe.
Le jeu ambigu du pouvoir à l’égard de Wagner et les risques
Pour les États européens farouches défenseurs de l’État de droit, l’alliance entre le pouvoir et le groupe Wagner est alarmante. Le groupe Wagner a obtenu la libération de prisonniers de droit commun pour venir grossir les rangs du groupe et combattre en Ukraine, contre une promesse de libération. Il s’agit bien évidemment d’une action lourde de conséquences, pour le pouvoir, surtout si l’on se réfère à ce qui s’est produit en Irak, où les membres de Daesh étaient à la base des prisonniers de droit commun qui n’avaient rien à perdre et qui se sont livrés aux pires exactions sur le terrain.
La proximité du pouvoir et du groupe Wagner est notoire et sans l’assentiment de l’exécutif, ces libérations ne pourraient avoir lieu. Le pouvoir joue donc un jeu périlleux, qui le met dans une position délicate, vis-à-vis de l’armée, mais aussi du pouvoir judiciaire. Cette pratique n’est pas un cas isolé dans l’histoire de la Russie, puisque Staline pour combattre les nazis avait promis aux Vor V Zakone, que l’on présente à tort comme la mafia russe, de les amnistier, à condition qu’ils revêtent l’uniforme de l’armée russe. Certains en oublièrent le serment fait à la confrérie des voleurs dans la loi qui refusaient toute collaboration avec le pouvoir. Mais une partie d’entre eux accepta le marché. C’est ce qui a donné lieu à la guerre des Suka ou des « chiennes »[2] qui a eu pour effet de diviser la confrérie, mais d’introduire une certaine forme de corruption au sein de la société russe. Cette guerre interne est réputée avoir transformé les vieilles organisations criminelles et s’acheva avec la victoire des suka et de leurs affidés. Certains estiment que 97 % des victimes étaient des tenants de l’ordre ancien. De ce fait, la déontologie de non-collaboration des malfrats avec les autorités n’existait plus.
Avec la réforme des prisons après la mort de Staline, notamment sous Léonid Brejnev, la nouvelle organisation criminelle voulut casser les traditions et chercha à s’impliquer avec le gouvernement. Sur fond de stagnation économique, de pénurie et de marché noir, ces nouveaux liens entre les criminels et autorités soviétiques auraient introduit la corruption au sein de l’administration soviétique. De plus, lors de l’effondrement de l’URSS, ils auraient largement contribué à l’émergence rapide de la puissante mafia russe et des oligarques.
Il est donc possible de s’interroger sur le risque que font courir ces groupes nationalistes qui sont en train de basculer et de se transformer en mafia, au sens premier du terme. Car une mafia, avant d’être économique, a une origine politique qui est un tremplin pour s’immiscer dans la vie économique, sociale et politique et même si toutes à l’instar des Triades chinoises ou des yakuza, ont pris une orientation crapuleuse, toutes à l’origine jouaient un rôle politique. Avec les milices russes, nous sommes en présence de groupes politisés qui se livrent à des exactions sur les terrains d’opérations et qui sont en train de gagner leurs galons de combattants et de défenseurs de la nation auprès de la population.
Que deviendront les milices paramilitaires à caractère nationaliste qui sont des auxiliaires du pouvoir russe, qui agissent sur le terrain et dont l’idéologie est nettement tournée vers le nazisme, pour le groupe Wagner, dont le nom rappelle le grand compositeur allemand qui fit l’objet d’une récupération par Hitler et son régime, en raison d’un musique rattachée aux vieux mythes germaniques ; il y a aussi le bataillon Rusitch, le mouvement impérial russe classé parmi les organisations terroristes par l’Union européenne .
Depuis le retrait de Kherson, des voix s’élèvent dans le camp de l’ultranationalisme[3] Vladimir Poutine, mais aussi lors de la frappe du jour de l’an qui a fauché de nombreux conscrits. Le problème est double, si un coup d’État venait à balayer Vladimir Poutine au profit de ces groupes, d’adviendrait de la paix en Europe, une fois la guerre terminée, que deviendront ces groupes qui ont acquis leur renommée, voire leur prestige sur les champs de batailles ? Pouvons-nous les classer parmi les groupes mafieux ? Quel est leur enracinement ? Cette garde prétorienne dont les noms varient en fonction des époques et qui encadre ou qui assiste le pouvoir est-elle un épiphénomène ?
Les partisans de la « guerre totale »
Depuis le début de l’invasion, mais plus encore depuis le retrait des troupes russes de Kherkov, certains groupes nationalistes ne se privent pas pour critiquer l’action de Moscou, jugée inefficace. Pour Igor Girkin, ancien colonel de réserve du FSB et ultranationaliste, les Russes nagent en pleine Bérézina. A ses yeux, il n’y a pas d’autre choix que de reprendre les armes et d'aller régler les choses lui-même en Ukraine. Pour ces nationalistes, la mobilisation était trop tardive et insuffisante. Ils ont également exprimé un vif mécontentement en apprenant l’échange de plus de 200 prisonniers ukrainiens du régiment Azov contre une cinquantaine de prisonniers détenus par Kiev, parmi lesquels le politicien ukrainien Viktor Medvedtchouk, proche de Poutine. Cet assemblage de va-t-en-guerre, qui estime que le Kremlin se montre trop mou vis-à-vis du gouvernement ukrainien, devient de plus en plus audible dans la Russie d'aujourd'hui. Le lancement de l'invasion de l'Ukraine en février 2022 avait pourtant été reçu avec beaucoup d'enthousiasme au sein des cercles d'extrême droite russes. Il appartient à ceux qui préconisent la « guerre totale » incluant l’utilisation de l’arme atomique. Ces deux logiques nationalistes tendent à converger dans le contexte de la guerre en Ukraine. L'attitude actuelle de la Russie à l'égard du pays voisin contient à la fois un élément impérial et un élément ethnique, selon le sens que les différents acteurs nationalistes donnent à l'invasion de l'Ukraine : les impérialistes mettent l'accent sur la puissance de l'État russe et son expansion territoriale, tandis que les ethno-nationalistes se focalisent sur la défense des Russes (ou des Ukrainiens russophones) en tant que communauté ethnique ou culturelle. Ainsi, Alexandre Prokhanov, idéologue impérialiste de longue date et président du laboratoire d'idées d'inspiration ultraconservatrice et « patriotique », Club d'Izborsk, créé en 2012 puis financé par l'administration du président Poutine, réclame la « transformation d'une guerre ordinaire en une guerre populaire, une guerre sainte, défendant l'existence même du peuple russe et des terres russes ». Ce faisant, il invoque une mobilisation populaire comparable à celles qui ont eu lieu lors de la campagne de Russie de Napoléon (appelée en russe « guerre patriotique de 1812 ») et au moment de la « grande guerre patriotique » (1941-1945), selon la terminologie officielle soviétique puis russe.
Lui aussi membre du Club d'Izborsk, Alexandre Douguine, chantre d'un « Empire eurasien » qu'il voit comme un « pôle de résistance » à la domination atlantiste des États-Unis, qui s'est retrouvé au cœur de l'actualité le mois dernier quand une explosion a tué sa fille Daria, constate le 19 septembre la « fin de l'opération spéciale » et le début d'une guerre « véritable ». Il conclut son texte par un appel : « Tout doit être soumis à la guerre avec l'Occident ». Cet Occident qui, d'après lui, utiliserait l'Ukraine comme un instrument dans l'objectif de détruire la Russie. La récente installation de batteries anti-missiles sur les toits de certains ministères, appuie ce discours.
Andreï Tkatchev, prêtre de l'Église orthodoxe russe et présentateur sur Tsargrad, chaîne de télévision du national-monarchiste Konstantin Malofeev, reprend à son compte les thèses d’Alexandre Douguine et il appelle les Russes et Ukrainiens à unir leurs forces pour combattre un même ennemi commun : les États-Unis, l’OTAN et l’Occident. En revanche, pour les ethno-nationalistes critiques du régime de Poutine, l'ennemi est avant tout national : ce sont les Ukrainiens et leur identité, comprise comme négation de la russité. Alexandre Sevastianov, vétéran du nationalisme d'opposition insiste sur le fait que la guerre en Ukraine relève d'une opposition frontale du projet ukrainien à tout ce qui est russe et représente pour la Russie « le défi du siècle ». Dans la mesure où le peuple et le pouvoir ukrainiens sont « animés d'une haine viscérale » envers les Russes, la dénazification de l'Ukraine et sa russification constituent la tâche la plus pressante.
En dépit de ces divergences d'interprétation, les finalités des deux camps convergent : le front et l'arrière doivent s'unir afin de décrocher une victoire à tout prix, quitte à anéantir l'Ukraine, si besoin en faisant usage de l'arsenal nucléaire. « S'il faut choisir entre une victoire ukrainienne et une guerre nucléaire mondiale, la guerre nucléaire est préférable », condense Iegor Kholmogorov, journaliste national-impérialiste sur Tsargrad et Russia Today, qui a longtemps servi de médiateur entre les nationalistes loyaux au Kremlin et les nationalistes d'opposition. Car, selon les dires du militant Alexandre Khramov qui appartient à la mouvance ethnonationaliste, si l'Ukraine soutenue par l'Occident gagne cette guerre, la Russie sera disloquée en « une multitude de micro-États », et le peuple russe annihilé.
Galvanisés par la guerre, ces acteurs en appellent à une « purification » effective, et non seulement déclarée, de la société russe. Leurs cibles : les membres des élites économiques, intellectuelles ou politiques décrites comme défaitistes, en raison de leur lien avec l'Occident et aux biens qu'ils détiennent là-bas. Certains, comme Alexandre Joutchkovski, militant nationaliste et acteur du séparatisme dans l'est de l'Ukraine depuis 2014, vont jusqu'à implorer l'instauration d'une nouvelle opritchnina, qui désigne un régime de terreur introduit par Ivan le Terrible.
Conclusion
Depuis le mois de janvier, conscients du coût social et économique croissant de la guerre, les dirigeants russes ont cherché à le réduire autant que possible. Évitant de proclamer une mobilisation générale, ils ont jusqu'à récemment misé sur les forces armées régulières, appuyées par des combattants volontaires et des mercenaires du groupe Wagner, recrutés notamment dans le milieu carcéral. Le Kremlin a donc longtemps hésité à embrasser le programme maximaliste des partisans d'une guerre « populaire », « patriotique » ou « sainte », de crainte que la mobilisation nationaliste ne menace l'autorité du pouvoir. Cependant, le contexte a considérablement changé par rapport à 2014, lorsque le régime russe a non seulement ignoré les appels lancés par des ultranationalistes à annexer l'Ukraine orientale, mais a aussi largement réprimé les militants nationalistes trop virulents à l'intérieur du pays. Aujourd'hui, la Russie agit ouvertement comme un État agresseur, et son bellicisme contribue à une recomposition de l'ordre mondial. L'ampleur de l'invasion de l'Ukraine et la spirale de violence qu'elle engendre contraignent le régime de Poutine à céder aux voix les plus radicales, procédant ainsi à une « nationalisation » de la guerre. La tenue de référendums d'annexion à la Russie, fin septembre 2022, la mobilisation et le durcissement des actions sur le terrain, peuvent être considérées sous cet éclairage. Dès lors, il semble entendu que le Kremlin n’est pas parvenu à canaliser le zèle belliciste croissant de l'extrême droite russe. Le pouvait-il sans se mettre en danger ? Mais quelle que soit l'issue de la guerre d'Ukraine, la pression nationaliste risque de devenir à court terme une menace sérieuse et durable pour la stabilité intérieure de la Russie.
[1][1] Gayraud, J-F, Le monde des mafias, éditions Odile Jacob, 2016, p.269.
[2] Chalamov, V, Essais sur le monde du crime, Gallimard, 1993, p.101-136 p