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Bosnie-Herzégovine : entre sécession et centralisation

ELVIS BARUKCIC /
ELVIS BARUKCIC / AFP

Vingt-sept ans après les accords de Dayton, la Bosnie-Herzégovine est tiraillée entre unitarisme et mouvements centrifuges. C’est un Etat marqué en 2022 par une émigration massive, la paupérisation de sa population et la fragilité d’institutions pléthoriques : 14 Premiers ministres, 180 ministres, 13 gouvernements pour 4,2 millions d’habitants. 

La communauté internationale n’a pas réussi à insuffler une perspective d’intégration commune aux deux entités : depuis les accords de Dayton, la Republika Srpska et la Fédération croato-musulmane se font face en restant chacune sur leurs prérogatives[1]. L’UE y exerce une pression constante par le biais du Haut Représentant,  qui destitue les ministres ou rejette certaines lois. Comme l’a dit en 2008 le Président du Comité Helsinki, « nous avons la paix et rien d’autre ».

I- Une volonté unificatrice des « Bochniaques »[2] et de la communauté internationale

Le protectorat international sur la Bosnie-Herzégovine est de plus en plus prégnant. Outre que le gouverneur de la Banque centrale, désigné par le FMI, la Banque Européenne pour la Reconstruction et le Développement (BERD) décide des privatisations. Par ailleurs, le protectorat est européanisé depuis quelques années : Mission de police de l’UE remplaçant celle de l’ONU depuis 2003, Force Européenne (EUFOR-Althea) remplaçant l’ IFOR en 2004 et comptant 1400 soldats sur le terrain en 2022[3]. En outre, les bureaux du représentant de l’UE et du Haut représentant de l’ONU[4] ont fusionné en 2007, avec à la tête de ce super-protectorat l’Autrichien d’ascendance slovène Valentin Inzko[5]

Les autorités serbes de Bosnie sont sous contrôle international. Entre 1998 et 2005, plus de 139 dirigeants (ministres, maires, juges) ont été révoqués par les différents Hauts Représentants. Le 30 juin 2004, le Haut représentant de l’ONU, Paddy Ashdown, écartait 59 responsables officiels et leur interdisait de se porter candidat à des élections de la Republika Srpska. Dans le même laps de temps, le Haut Représentant a imposé pas moins de 67 lois, dont certaines ont modifié les Constitutions des Entités.

La dernière action se concentre sur les forces de sécurité serbes qu'il faut affaiblir autant que possible. Sous le prétexte d’unifier les organes de sécurité, le Haut-Représentant Paddy Ashdown a aboli en 2005 les ministères de la Défense et de l’Intérieur des deux entités bosniaques. En 2006, Paddy Ashdown dissolvait le Conseil suprême de la Défense de la Republika Srpska et fusionnait les armées des deux entités dans une seule armée, placée sous l’autorité de Sarajevo et fortement allégée en soldats. 

Dans un processus d'unitarisme, les autorités européennes ont également concentré leurs efforts sur la centralisation des institutions étatiques bosniaques comme l’armée, la police ou les douanes, remettant en cause le fragile équilibre dessiné à Dayton. En 2008, la police a été unifiée et les patrouilles sont mixtes ethniquement. Enfin, la réalisation de la future armée commune, fondée sur un service national concernant tous les jeunes recrutés sur le principe de la conscription, a été entamée.

II- Croates et Serbes fidèles aux Accords de Dayton

Dans cette situation, les autorités serbes de Republika Srpska cherchent à sauvegarder ce qui leur avait été garanti par les  accords de Dayton. Les Serbes de Bosnie-Herzégovine se trouvent être les meilleurs défenseurs de ces accords imposés en 1995 par la communauté internationale, alors que Bochniaques et Croates cherchent à réviser les accords internationaux. En 2000, le bochniaque Haris Silajdžić, ancien Premier ministre du gouvernement fédéral, réclamait déjà une accentuation de la centralisation des pouvoirs à Sarajevo. En mars 2001, le croate Dražen Budiša proposait de faire disparaître les deux entités et de les remplacer par dix à douze cantons. Les leaders politiques croates d’Herzégovine multiplient, depuis cette période, les annonces tonitruantes en faveur d’un rattachement prochain, à la Croatie voisine, des deux cantons à majorité croate du pays.

Les Serbes de Bosnie-Herzégovine, par l'entremise de leur Président Milorad Dodik, ne veulent pas entendre parler d’une refonte des accords de Dayton. Tout d’abord l’existence d’une entité particulière, avec un Parlement et un gouvernement autonomes, donne un poids aux Serbes de Bosnie-Herzégovine. En second lieu, la possibilité de se rapprocher de la Serbie est entrevue avec toujours autant d’intérêt : depuis le Traité de 2001 entre la Republika Srpska et la Serbie limitrophe  facilitant les échanges commerciaux, culturels et touristiques, Dodik et son alter ego Vučić (Président de la Serbie), ont souvent évoqué cette éventualité. 

Depuis 2014, les partis nationalistes s’imposent aux élections législatives, alors qu’ à la présidence collégiale de Bosnie-Herzégovine ont été portés des hommes plus aptes au compromis. Côté musulman, le nouveau président bochniaque n’est autre que Bakir Izetbegović, fils d’Alija Izetbegović[6] : il prône un dialogue avec les Serbes de Bosnie,  contrairement à son prédécesseur Haris Silajdžić. Les Croates maintiennent des positions dans certains cantons et rêvent toujours d’une Herzeg Nova autonome; ils ne sont pas toujours soutenus par leur président à la présidence collégiale Zeljko Komšić.  Enfin en ce qui concerne les Serbes, Milorad Dodik domine la plus forte concentration de pouvoirs puisque son parti a la majorité absolue au Parlement de Republika Srpska et à celui de Bosnie. Mais Dodikn’a pas mis à exécution sa menace après la sécession du Kosovo, d’un référendum sur l’indépendance de la Republika Srpska ; pourtant, 77 % des Serbes de la Republika Srpska sont favorables à une sécession de leur entité. En fait, Dodik préfère renforcer les pouvoirs de l’entité serbe en plein essor économique plutôt que de perdre ses prérogatives dans une centralisation voulue par Bruxelles.

 Cela risque encore de retarder le processus d’intégration à l’UE. Un Accord de Stabilité et d’Association avec l’UE avait été signé par la Bosnie-Herzégovine en juin 2008, mais depuis, les désaccords sur les frontières internes et l’instabilité du pays ont mis ces négociations en suspend.

Dans ce contexte, le membre serbe de la présidence collégiale de Bosnie, Milorad Dodik, a une grande partie de l’avenir entre ses mains[7]. La communauté internationale l’a au départ soutenu, satisfaite de voir à ce poste un modéré et non pas un nationaliste. Mais petit à petit, M. Dodik a évolué dans ses positions : face à ce qu’il perçoit comme l’aspiration des “Bochniaques ” à réduire l’autonomie de la RS, il souhaite le retour à une application stricte des Accords de Dayton.

III- Une accélération du processus irrédentiste depuis 2019

Les tensions entre le gouvernement central de Sarajevo et l’entité de la Republika Srpska semblent s’envenimer depuis 2015. La discorde est forte autour de la question de l’autodétermination. Milorad Dodik propose depuis 2016 un renforcement du statut d’autonomie pour cette entité, avec le retour vers elle de certaines prérogatives. Dans cette perspective, il a proposé d’organiser un référendum sur la création d’un jour de fête nationale : la date choisie correspond à la création de la République serbe de Bosnie le 9 janvier1992. La République serbe de Bosnie serait née avant même la Bosnie- Herzégovine, indépendante depuis mars 1992. Mais les dirigeants bochniaques estiment que la République serbe, crée sur un programme nationaliste selon eux, serait de facto illégitime. 

En septembre 2019, le bochniaque Bakir Izetbegović, membre de la présidence collégiale, propose à nouveau un projet unitariste qui va à l’encontre des accords de Dayton. Il voudrait imposer une armée fédérale et la langue bochniaque dans toutes les écoles (version du serbo-croate parlée uniquement par les musulmans bosniens). Or cela est contraire au principe de défense des droits culturels des trois peuples constitutifs. Dans les jours suivants, le Président de la Bosnie- Herzégovine, Milorad Dodik, s’érige contre ces mesures anti-constitutionnelles et déclare vouloir préserver, pour l’entité serbe de Republika Srpska, un système d’impôt et de défense autonomes; le 20 septembre, il parle même d’ « enclencher un processus autodétermination » car les Accords de Dayton ne seraient pas respectés. 

Or la configuration géopolitique en Bosnie-Herzégovine a changé. 

En avril 2021, un scandale a fait revenir sur le devant de la scène la question nationale en Bosnie-Herzégovine. Janez Janša, Premier ministre de la Slovénie, profitait de son mandat de président de l’UE pour faire fuiter un non-paper détonant : un projet de démembrement de la Bonsie, avec la Srpska rattachée à la Serbie, la Herceg Bosna à la Croatie et les Musulmans bosniaques ne gardant que le centre du pays. 

Le 23 juillet 2021, un autre scandale éclatait : le Haut représentant de l’ONU, Mr Inzko, faisait promulguer une loi pénalisant la négation du crime de génocide. Cette loi veut empêcher la remise en cause du génocide de Srebrenica; mais elle vise surtout Milorad Dodik, Président de la Bosnie-Herzégovine, qui a toujours refusé, contrairement au Président de Serbie Aleksandar Vučić, de reconnaître le chiffre de 8000 morts. Il estime que cela remet en cause l’existence même de la Srpska.

La coupe était pleine pour Dodik, lequel a décidé de contre-attaquer. A partir d’octobre 2021, il a présenté à l’Assemblée de la Republika Srpska plusieurs projets visant à ramener dans cette entité certaines prérogatives (santé, économie, impôts) dévolues à l’Etat fédéral et à écarter de plus en plus les lois votées au niveau de la Fédération à Sarajevo. C’est ainsi qu’une bataille a été engagée entre Banja luka et Sarajevo, la première exigeant que les propriétés foncières (terres, forêts, ressources) soient réattribués à la Srpska, alors que la seconde freine pour le moment ces transferts de propriété du niveau fédéral vers la Srpska , par des arrêts de la Cour constitutionnelle notamment. Contrairement à l’épouvantail agité par la presse occidentale, Dodik n’a  jamais parlé de sécession : il lance à plusieurs reprises l’idée d’une forte autonomie, en parlant de confédéralisation. Sachant que c’est sa seule chance, il est le plus grand défenseur des Accords de Dayton, garants de l’existence de la Republika Srpska.

Dragan Čović, président de la Communauté démocratique croate (HDZ) et vice-président de la chambre des peuples, s’est engouffré dans la brêche et prône depuis quelques mois la création de la Herceg bosna, c’est à dire la renaissance d’un projet des années 1990 de région à forte domination ethnique croate.

Sur toutes ces questions, Milorad Dodik peut compter sur des soutiens importants. Le président de la Bosnie-Herzégovine s’est opposé à la venue du nouveau Haut Représentant de l’ONU Christian Schmidt à Banja Luka: Dodik refuse la mainmise allemande sur cette région d’Europe, qui ravive le souvenir très mal vécu de la présence allemande en 1941-45 . Il peut compter sur le soutien de la Russie et de la Chine qui à l’ONU ont refusé le rapport de Schmidt sur la Bosnie-Herzégovine, et sur le hongrois Viktor Orban ou le slovène Janez Janša. En face, les Bochniaques au pouvoir dans la Fédération croato-musulmane peuvent compter sur le soutien indéfectible des Etats-Unis, par l’entremise de Gabriel Escobar, envoyé spécial du président américain Joe Biden pour les Balkans occidentaux, qui s’est rendu à Sarajevo pas moins de trois fois en un mois (décembre 2021), mais aussi de l’Allemagne ou la Grande-Bretagne.

On semble donc s’orienter vers un éclatement de cet Etat fragile, qui n’a pas pu se construire sur l’idée de coexistence entre trois peuples. Cela explique que les négociations d’adhésion à l’UE soient au point mort, tant que les trois peuples constitutifs ne seront pas d’accord sur l’avenir du pays. La fiction d’une fédération de Bosnie-Herzégovine, sur les décombres de la fédération yougoslave défunte, est pourtant maintenue par la communauté internationale. 

La Bosnie-Herzégovine, née aux accords de Dayton sur un compromis entre respect du droit des peules et nation-building onusien, sera-t-elle à nouveau l’épicentre d’une opposition Est-Ouest?

 


 


[1] Depuis les Accords de Dayton de décembre 1995, la Bosnie-Herzégovine est une fédération séparée en deux entités, la Fédération croato-musulmane ((1% du territoire) et la Republika Srpska ( 9 % du territoire). Chaque entité a son gouvernement et son Assemblée et est séparée en plusieurs cantons.

[2] Les bochniaques sont les musulmans de Bosnie-Herzégovine, par différence avec Bosniaques de toutes religions. 

[3] https://www.armee.lu/historique/l-armee-de-nos-jours/la-contribution-a-l-union-europeenne/eufor-althea

[4] Les premiers Hauts Représentants en avaient profité pour imposer des « décisions contraignantes » marquant la vie quotidienne : drapeau et hymne unitaires, immatriculation commune des véhicules, monnaie pour tous (la konvertibilna marka, indexée sur le mark puis sur l’euro). 

Le Haut Représentant nommé par l’UE, qui le finance sur des fonds normalement prévus pour l’essor économique de la Bosnie, a des pouvoirs spéciaux dits « pouvoirs de Bonn ». Il a ainsi le pouvoir discrétionnaire de revenir sur des lois votées, de démettre des hauts fonctionnaires ou des leaders politiques et de dissoudre des institutions

[5] Nicolas GROS-VERHEYDE, “ Inzko, le Représentant spécial de l’UE, fin connaisseur de la Bosnie-Herzégovine”, Page web : http://bruxelles2.over-blog.com/article-28423830.html

[6] Président de la Bosnie-herzégovine de 1990 à 1996 , il a été le maître d’oeuvre de la sécession de la Bosnie-Herzégovine de la Yougoslavie. En 1983, il avait rédigé la « Déclaration islamique » qui prônait la charia et la défense de l’umma.

[7] Milorad Dodik est un homme d’affaires reconverti dans la politique à la fin des années 1990. À la tête de l’Alliance des sociaux-démocrates indépendants (SNSD), socialiste et pro-européen, il a été à deux reprises premier ministre de la RS dans les années 2000, avant d’être élu président en octobre 2010 puis réélu en octobre 2014. Il a été Président de la Bosnie-Herzégovine de novembre 2020 à juillet 2021.