Un militaire azéri est vu sur une ancienne position militaire des séparatistes arméniens dans le village de Mukhtar (Muxtar) récemment repris par les troupes azéries, lors d'un voyage médiatique organisé par le gouvernement azéri, dans la région contrôlée par l'Azerbaïdjan du Haut-Karabakh, le 3 octobre 2023. Photo : EMMANUEL DUNAND / AFP.
L’offensive éclair du 19 septembre 2023, menée par les troupes azerbaïdjanaises au Haut-Karabagh, s’est dirigée contre les populations civiles arméniennes peuplant la région. Après un blocus de 9 mois qui a complètement affaibli et affamé la population, l’Azerbaïdjan a bombardé violemment le territoire dont les accès étaient toujours fermés, y compris aux humanitaires, pour finalement ouvrir les vannes du corridor de Latchine : un aller sans retour vers Goris, dans le Sud de l’Arménie, où sont massées les populations réfugiées. En une semaine, plus de 100 000 personnes ont fui, de force, cette région à laquelle ils étaient restés attachés envers et contre tout malgré les aléas de l’histoire. Le Haut-Karabagh (nommé Artsakh en arménien) avait résisté depuis des siècles aux guerres, invasions, massacres et pogroms, au cours de la guerre de 1988-1994, puis de 2020, n’avaient jamais eu raison de la détermination et du courage de ce peuple autochtone. En quelques jours cependant, avec l’aval tacite d’une communauté internationale demeurée très en retrait, Aliyev réussit le tour de force de déloger à jamais une population millénaire de ses terres ancestrales et rayer ainsi de la carte toute une région du monde et avec elle toute une civilisation que l’on peut considérer comme désormais disparue.
Contexte
Depuis le 12 décembre 2022, l'Azerbaïdjan a instauré un blocus à l'encontre de la population autochtone arménienne du Haut-Karabakh/Artsakh, comptant 120 000 individus, parmi lesquels 30 000 sont des enfants. Cette mesure a engendré une crise humanitaire persistante, en totale violation du droit international et des principes consacrés par la Convention de Genève. En avril 2023, l'Azerbaïdjan a érigé de manière illégale un checkpoint à l’entrée du corridor de Lachin, précipitant ainsi le siège complet de la population autochtone arménienne de l'Artsakh. L'Azerbaïdjan viole non seulement ostensiblement les dispositions de la Déclaration trilatérale, mais témoigne également d'un mépris flagrant envers ses obligations internationales, envers les décisions de la Cour internationale de justice, les arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme, les résolutions pertinentes du Parlement européen adoptées depuis 2020, la résolution de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, les appels du Secrétaire général des Nations unies, du Haut-Commissaire des Nations unies aux droits de l'homme, d'Amnesty International, de Human Rights Watch, des experts des Nations unies, ainsi que d'autres organisations internationales.
Saisie de la CPI pour crime de génocide et crime contre l’humanité
A Bruxelles, le dimanche 1er octobre 2023, face à la Commission Européenne, 10 000 manifestants étaient rassemblés à l’appel de 500 associations européennes pour dénoncer l’épuration ethnique en cours au Haut-Karabagh. Au micro, Patrick Karam, Président de la CHREDO (Coordination des Chrétiens d’Orient en Danger) annonce avoir déposé avec le soutien du CCAF (Conseil de Coordination des Organisations Arméniennes de France présidé par Ara Toranian et Franck Papazian) une plainte auprès de la Cour Pénale Internationale (CPI) pour faire reconnaître le crime de génocide dans les conditions du blocus et par la suite, le crime contre l’humanité constitué par l’épuration ethnique en cours. « En juillet-août 1992, j’y étais, j’étais à Stépanakert, il y avait des réfugiés de Martakert, de Shahumyan, qui étaient là, qui restaient : malgré les bombardements les populations restaient. Ils ne sont pas partis.(...) Et on nous explique, aujourd’hui, qu’ils partent parce qu’ils veulent partir. On ne quitte pas ses maisons, ses églises, ses terres, son histoire, ses tombes parce qu’on veut partir. On quitte ce qui a fait son identité parce qu’on est obligés de le faire », déclare Patrick Karam.
Maître Samia Maktouf, avocate en charge du dossier de la plainte déposée, dès le 29 août 2023, par la CHREDO auprès la Cour Pénale Internationale, précise : « Malheureusement le récent développement des faits nous a donné raison et dans le cadre d’une stratégie organisée, planifiée et annoncée par l’Azerbaïdjan, la fermeture du corridor était la première étape du génocide puisque c’était le moyen employé pour asphyxier la population, ce qui constitue un crime de génocide, en application de l’article 6 des Statuts de Rome. » Le blocus total du corridor de Latchine, décidé de manière unilatérale par l’Azerbaïdjan, depuis le 12 décembre 2022, le recours à la famine en tant qu'instrument de domination constituent des tactiques qui, selon les experts internationaux, y compris selon l’ancien procureur de la Cour pénale internationale Luis Moreno Ocampo, dans son rapport indépendant au 7 août 2023, relève du modus operandi génocidaire. Dans sa tribune publiée le 22 septembre 2023, dans Le Monde, l’historien des génocides, ancien directeur du Centre Raymond Aron (CESPRA –EHESS/CNRS), Vincent Duclert replace les événements « dans l’histoire longue et tragique du génocide arménien perpétré par la Turquie (Empire Ottoman) en 1915 » et analyse la guerre turco-azerbaïdjanaise menée contre le Haut-Karabagh et menaçant directement les frontières souveraines de l’Arménie elle-même comme « une entreprise de destruction d’un peuple rescapé du premier génocide du XXème siècle », rappelant, à ce titre, que cette guerre n’est « territoriale qu’en apparence. » Dans sa dernière interview publiée le 2 octobre 2023, dans Le Figaro et intitulée « Haut-Karabagh : Nous assistons à une entreprise génocidaire qui a 130 ans », l’historien, auteur du tout récent ouvrage Arménie, un génocide sans fin et le monde qui s’éteint (Belles Lettres, 2023) insiste sur le fait que la main mise sur le Haut-Karabagh s’inscrit entièrement dans la continuité du processus génocidaire qui remonte à 1915 et même aux massacres hamidiens de 1894-1896 : « Ma thèse est de dire que cette guerre d’agression, particulièrement violente, se double d’une guerre d’extermination », affirme Vincent Duclert qui insiste sur la nécessité de nommer explicitement ce qu’il se passe pour éveiller les consciences.
A la suite de l’offensive du 19 septembre 2023 par les forces armées azerbaïdjanaises, des preuves probantes attestent que l'armée azerbaïdjanaise s'est rendue coupable de crimes de guerre, de viols, de mutilations et d'autres atrocités sur les civils, les enfants et les personnes handicapées. Les observateurs de l’ONU ont été dépêchés ces jours-ci, mais bien trop tard, puisqu’après l’offensive, après les massacres, et après que le territoire a été entièrement vidé de sa population en un temps record. Nous disposons des rapports d’Amnesty Internationale et des organisations sur place. Les témoignages des réfugiés accueillis à Goris abondent dans ce sens. « Toutes les traces ont été effacées, par contre toutes les morgues étaient pleines », précise Maître Samia Makhtouf. Dans ce contexte la CHREDO a déposé, mardi 3 octobre 2023, un complément de plainte pour crime contre l’humanité auprès de la CPI, en vertu de l’article 7 des Statuts de Rome. Dans le même temps, l’Arménie a ratifié les Statuts de Rome ce qui permet de faciliter la saisine de la CPI, compte tenu de la situation d’urgence où se trouve le pays. L’objectif de cette plainte étant d’ouvrir rapidement une enquête pour génocide et crime contre l’humanité et figer la scène de crime pour éviter que toutes les preuves ne soient entièrement effacées par les génocidaires.
Sanctions
Seule la constatation et la qualification d’un génocide en cours pourrait encore obliger l’Occident à réagir. L’Arménie trop affaiblie militairement, politiquement et diplomatiquement n’est plus en mesure de négocier avec son agresseur et se trouve complètement isolée militairement et diplomatiquement. Pour le moment, la mobilisation massive de la communauté arménienne en France, en Europe notamment tend à exhorter l’Union Européenne à imposer des sanctions ciblées aux dirigeants politico-militaires de l’Azerbaïdjan pour leur politique de nettoyage ethnique à l’égard de la population arménienne autochtone de l’Artsakh et pour sa déportation forcée. Maître Samia Maktouf réagit aux propos de l’Ambassadrice d’Azerbaïdjan en France, Madame Leyla Abdullayeva, qui multiplie les déclarations publiques pour affirmer que les Arméniens du Karabagh d’Azerbaïdjan quittent le territoire de leur plein gré : « Ces populations ne partent pas de leur propre volonté. Qui a déjà vu des gens partir de leur plein gré en pantoufles, laissant leurs maisons, leurs avoirs, leurs terres et les tombes de leurs proches ? » Emaciés, affamés, exténués et traumatisés, les Arméniens du Haut-Karabagh témoignent de l’enfer vécu ces derniers mois et des exactions dont ils ont été témoins, notamment des pratiques inhumaines de la soldatestesque azerbaïdjanaise sur les civils tombés entre leurs mains, dans les villages du nord de la région restés sans protection. Oreilles et langues coupées, cadavres d’enfants énucléés, handicapés mutilés : autant d’exactions qui sont rapportées et consignées.
Afin de stopper les velléités expansionnistes de l’Azerbaïdjan, ouvertement soutenu par la Turquie, la communauté internationale se doit, à présent, de dénoncer ouvertement l’« intégration » forcée de l’Artsakh à l’Azerbaïdjan, qui équivaut à supprimer définitivement cette région arménienne de la carte. De même qu’elle se doit d’accroître sa vigilance pour contrer toute tentative de reconfiguration des frontières de l’Arménie souveraine alors que la prochaine étape du plan mené conjointement par Ankara et Bakou vise l’annexion de la région du Syunik/Zanguezur, au Sud de l’Arménie. Si le XXème siècle a pu être « le Siècle des génocides » pour paraphraser le titre de l’ouvrage de Bernard Bruneteau (Le Siècle des génocides, Armand Colin, 2004), on ne saurait tolérer que le XXIème siècle devienne celui de leur continuation.