L'ancien ministre français de la Culture et nouveau président du célèbre Institut du monde arabe (AWI) de Paris, Jack Lang, pose le 28 janvier 2013 à Paris. (Photo par Martin BUREAU / AFP)
C’est demain 6 mars que le Président Emmanuel Macron décidera de la reconduction ou non de Jack Lang à la tête de l’Institut du Monde arabe pour un nouveau mandat. Un sujet de controverse dans les médias, puisque l’homme y a déjà passé 10 années dans cette fonction. Cependant, l’infatigable passionné ne voit pas les choses du même œil. Il revient, dans cet entretien en aparté, sur son fabuleux parcours de « Monsieur Culture du Monde arabe » ! Une région qui l’a toujours fascinée et pour laquelle il a travaillé à son rayonnement depuis ce qu’il appelle désormais sa « maison ».
Le Dialogue : Quelques heures seulement nous séparent de la décision de votre reconduction ou non à la tête de l’IMA. Pensez-vous que votre mandat sera prolongé ?
Jack Lang : Je ne sais pas encore si mon mandat sera prolongé. Comme vous le savez, je suis, en effet, attaché affectivement – je dirai même sentimentalement – à cette maison. D’abord parce que j’aime le monde arabe depuis toujours. Jeune lycéen, je me suis éveillé à la conscience civique lorsque je me suis engagé pour soutenir les pays qui se battaient pour leur indépendance, à l’instar de la Tunisie, l’Algérie ou le Maroc. Ensuite, la vie m’a donné la joie de connaître des amis de pays arabes : des écrivains, des cinéastes, des musiciens, des étudiants aussi – car comme professeur de droit, j’ai dirigé des thèses de nombreux étudiants venant des pays du Maghreb notamment. Je me souviens encore que mon premier visiteur lorsque j’ai été nommé ministre de la Culture, était le cinéaste égyptien Youssef Chahine. Il m’a téléphoné quelques heures après mon arrivée au Palais-Royal ; il voulait me voir, nous nous connaissions déjà, et bien sûr quand il est venu, il m’a tout de suite convaincu d’imaginer une politique de soutien aux cinéastes des pays du Sud. Ce que nous avons fait. Et cela a permis de faire naître beaucoup de films en Afrique subsaharienne, en Égypte et ailleurs. Je me souviens encore, lorsque François Mitterrand m’avait nommé ministre de la Culture, le premier geste consistait à lui dire : « Président, l’institut du monde arabe a été créé sur le papier mais n’a pas de maison, je vous propose de construire la maison de la culture arabe. » Il m’a dit oui. C’était donc, dès mon arrivée, en juin 1981, qu’on a fait une consultation d’architectes, uniquement des jeunes, car je souhaitais encourager les jeunes architectes. Le choix s’est porté sur Jean Nouvel, qui nous avait tapé dans l’œil – si j’ose dire – pourtant inconnu à l’époque. Je peux dire aussi qu’il s’est fait connaître grâce à cette œuvre. Je me suis réellement attaché à cette maison dès le premier jour. Certes je n’ai pas l’instinct de l’appropriation mais c’est un peu mon bébé (rires). Pour moi, c’est l’incarnation du lien entre les pays arabes et la France, et donc je suivais en permanence la vie de l’IMA. Parmi les événements marquants qu’avait abrité l’institut à ses débuts, il y a eu cette rencontre historique que le Président Mitterrand m’avait demandé d’organiser avec l’ancien Président de l’Autorité palestinienne, Yasser Arafat, en 1989, en présence d’autres intellectuels – C’était à l’époque où il était rejeté par tout le monde. Lorsque le Président François Hollande m’a demandé après son élection ce que je souhaitais faire, car il voulait que j’aille au Conseil constitutionnel, je lui ai dit : « Je suis professeur de droit, et pour l’heure, j’ai encore envie de combattre et de réaliser des choses ; et tu sais peut-être que l’Institut du Monde arabe est dans la grande difficulté, et surtout en manque de projets et d’idées ». C’est une institution magnifique, mais qui était malheureusement oubliée. En effet, ce qui m’attire dans la vie ce sont les défis, surtout lorsqu’il s’agit d’une maison comme celle-là. Je lui ai dit si tu me nomme président de l’institut avec l’accord des pays arabes, on va lutter pour que cet institut devienne enfin une institution brillante et rayonnante en France, dans le monde arabe et dans le monde.
Quels ont été les défis, pour vous, dans ce rôle d’approfondissement des relations entre le monde arabe et la France ?
Je crois que pour faire les choses, dans la vie et pas seulement ici, il faut de la passion, l’amour des autres, la curiosité intellectuelle. Je ne dis pas que je n’ai que des qualités, j’ai quelques défauts aussi. C’est pour dire que je n’ai pas eu beaucoup de mal parce que tous les créateurs, intellectuels et les gens de la culture dans le monde arabe espéraient qu’un jour cet institut redeviendrait enfin une institution vivante ; et à ce stade, les choses se sont faites naturellement et surtout parce que nous avons agi : de grandes expositions qui ont marqué l’imaginaire portant sur des thématiques comme l’Orient express, le pèlerinage de la Mecque, les juifs d’Orient les chrétiens d’Orient, l’art contemporain, les monuments en péril, le Canal de Suez, etc. En ce moment même, nous accueillons de nombreux visiteurs venus découvrir quatre expositions sur l’histoire du dinar, une autre sur l’empire Ottoman réalisée grâce à une merveilleuse collection, qui nous a été prêtée. Une autre exposition est dédiée à Baya une icône algérienne, dont nous fêtons la première rétrospective, ou encore l’exposition Le Samarkand et ses merveilles d’or et de soie. Tout cela a créé un mouvement comme vous le constatez, et a suscité l’intérêt des jeunes qui sont enfin de retour à l’IMA, non seulement dans les expositions mais aussi dans des ateliers, dans des évènements musicaux, dans des conférences, dans des débats. En outre, il y a tout le travail que nous avons fait pour redonner à la langue arabe toute sa place. Car j’en ai fait un combat personnel, antérieurement en tant que communiste, puis ici comme président de l’institut. Nous avons créé une forme unique au monde pour l’enseignement de la langue arabe : une certification internationale d’évaluation des différents niveaux. Il y a une équipe formidable qui s’occupe de ces projets, et le CIMA (la certification internationale de maitrise de l’arabe) se répand aujourd’hui dans de nombreux lycées, universités, voire dans d’autres pays.
Y-a-t-il des problématiques qui se posent par rapport au rôle joué par l’IMA aujourd’hui?
Quand on est dans une dynamique de mouvement perpétuel, les problèmes sont là pour être résolus, notamment lorsqu’on met les moyens nécessaires pour faire bouger les choses, avec des ambitions fixées. Il faut dire à quel point le personnel de l’IMA est merveilleux et solidaires dans notre action. Quand je suis arrivé ici, il y avait des grèves en permanence, des manifestations. Aujourd’hui je ne dis pas que tout est parfait mais on sent qu’il y a une sympathie. S’il y a quelque chose qui me fait plaisir aujourd’hui lors d’une rencontre ou dans les couloirs, c’est l’image des visiteurs qui sont reçus à l’accueil par des gens fiers et heureux ; ils font partie pleinement de l’aventure. Il y a un bonheur ici.
Comme vous le disiez plus haut, vous étiez à l’origine de la réalisation d’un Institut du Monde arabe. Vous avez mis en œuvre ce projet à l’époque où vous étiez ministre de la Culture dans le gouvernement de François Mitterrand, un homme qui vous faisait confiance…
J’ai connu Mitterrand avant même son élection, et précisément depuis 1975, quelques mois après son échec, face à Valéry Giscard D’Estaing. Je l’avais invité à un festival mondial du théâtre que j’avais organisé à Nancy. Il était passionné par la culture de l’avant-garde, et il est revenu me rendre visite deux ans après.
Progressivement la confiance s’est installée, et puis un jour, un an avant son élection, il m’a demandé de faire partie de son cabinet, et m’a confié la direction de la première campagne au suffrage universel pour le Parlement européen. C’était un grand évènement. J’ai aussi été son conseiller culturel et scientifique ; on a réalisé de nombreux évènements, dont celui qu’il m’avait confié au lendemain de son élection le 10 mai 1981. Il m’a demandé de diriger la journée d’investiture, et j’ai conçu pour lui un grand évènement au Quartier Latin, quartier des étudiants, symbole de la jeunesse, quartier de l’ouverture au monde, tout en y associant des personnalités du monde entier, qui avaient participé et soutenu notre action. Dans le cadre de cet évènement, Mitterrand est aussi entrée au Panthéon où il a déposé des fleurs sur les tombes de Jean Jaurès, le fondateur du socialisme, Jean Moulin, le grand résistant, et Victor Schœlcher, l’homme de l’abolition de l’esclavage. Ce fut une journée mémorable. Quelques jours plus tard, il a formé son gouvernement, et je me suis retrouvé ministre de la Culture sans même qu’il me le demande, c’était pour lui très naturel.
Vous êtes un grand amoureux de la langue arabe, à laquelle vous avez dédié le livre « La langue arabe, trésor de France ». Pourquoi, selon vous, il est important de promouvoir cette langue dans la France d’aujourd’hui ?
C’est une très belle langue, déjà musicalement, graphiquement, et par l’incroyable richesse de son vocabulaire. Il s’agit de la cinquième langue parlée dans le monde, elle est surtout la langue de la philosophie au VIIIe et Xe siècle. Par ailleurs, j’ai intégré la philosophie parmi les matières enseignées à l’IMA. C’est la langue qui a permis à l’Occident d’assurer le passage de l’Antiquité grecque, et c’est grâce à la langue arabe aussi que nous avons connu les grands philosophes, les mathématiciens… Car oui, actuellement, c’est une langue de science, d’économie, etc. Pour moi, c’est une évidence que la langue arabe figure parmi les grandes langues universelles, et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle je me suis battu pour que cette langue ait la place dont elle jouit aujourd’hui.
Et pourtant certains la considèrent comme étant un vecteur de radicalisme …
C’est exactement le contraire. Il faut savoir aussi que c’est une minorité ou des fanatiques, qui prône ce discours. La meilleure voix pour lutter contre le fanatisme et l’intolérance c’est le savoir, la culture et la science. Connaître toutes les langues du monde est une manière de faire la paix avec tous les pays du monde.
Comment vous évaluez l’impact de la culture arabe sur le monde d’aujourd’hui ?
Ici à l’IMA, on a créé Les mardis de la philosophie arabe, chose qui n’existait pas avant. Les grands spécialistes et notamment beaucoup de jeunes suivent ces rencontres, et c’est vraiment extraordinaire. J’aimerais d’ailleurs qu’on puisse répandre cette initiative partout notamment dans le monde arabe. On l’a fait au Maroc, j’aimerais le faire dans d’autres pays, et je vois d’ailleurs qu’il y a beaucoup d’initiatives qui sont prises en ce moment, en Arabie Saoudite, aux Émirats Arabes Unis et au Qatar pour donner à la philosophie arabe une place plus importante. Des personnalités comme la ministre de la Culture aux Émirats Arabes Unis, Noura Al Kaabi, le prince Badr bin Abdullah Al Saud en Arabie Saoudite sont en train de créer une révolution incroyable dans le domaine de la Culture. Il faut admettre que c’était inimaginable avant, ce qui a été réalisé en Arabie Saoudite aujourd’hui. Au Qatar aussi, où je suis lié à plusieurs responsables, je trouve fascinant ce lien à la francophilie et la francophonie ; l’émir Tamim ben Hamad Al Thani est lui-même un parfait francophone. Un des grands changements du monde arabe aujourd’hui c’est l’exceptionnelle qualité intellectuelle et culturelle de ses dirigeants.
Quel est votre regard sur la relation Monde arabe - France?
Globalement je trouve que c’est une bonne relation. En France il y a une tradition « pour le meilleur et pour le pire ». En dépit d’une colonisation, une phase terrible qui a perduré dans des pays et dont certains ont connu la guerre comme l’Algérie. Un moment très dur que j’ai connu. Il y a eu le mandat de la France au Liban et en Syrie. C’est cette histoire qui fait que la France est très liée « pour le meilleur et pour le pire » au monde arabe, et les dirigeants français le savent, quelques soient leur appartenance politiques. Je crois que les liens qu’entretient Emmanuel Macron avec les pays arabes sont excellents, comme l’avaient été les liens avec le Président Hollande ou ceux du Président Sarkozy. Cela fait partie d’une tradition maintenant.
Qu’elles seront vos perspectives si vous étiez amené à vous séparer de la « maison » ? Comment vous imaginez l’IMA après vous ?
Je suis un intellectuel, un homme de culture et un homme d’action, à tel point que j’ai répondu à une question de la radio nationale française en disant : « la retraite jamais ! ». J’aime faire, agir, transformer, réaliser les rêves, pas les miens seulement mais aussi ceux des autres. Nos rêves sont collectifs, donc si le Président le souhaite, je continuerai le combat ici, mais je peux toujours continuer le combat ailleurs. Me désigner à la tête de l’IMA était une exception car avant, ce poste était systématiquement destiné à un ancien ministre, recaser un ancien responsable, ou un fonctionnaire. Je crois que c’est mon amour du monde arabe qui m’a amené jusqu’ici, et par ailleurs c’est la première fois qu’un même responsable assure cette présidence pendant dix ans. Cependant, nous avons réussi à créer une stabilité qui m’a permis de faire les choses en profondeur. Quelle que soit la décisions prise, je souhaite qu’on maintienne cette tradition en nommant à la tête de l’Institut, une personnalité culturelle incontestable et reconnue internationalement. Moi-même que je sois ici ou ailleurs, je continuerai mon travail de combattant de la culture, c’est ce que j’ai programmé pour les années à venir. A l’IMA, nous avons décidé, entre autres, d’organiser une grande exposition sur la Palestine, une autre exposition sur les parfums d’Orient, une autre sur les peintre arabes et Picasso. Par ailleurs, nous avons mis sur les rails le projet de la transformation du musée de l’IMA pour en faire le plus grand musée d’art contemporain d’Occident, et ce grâce, en particulier aux dons que j’ai pu obtenir notamment de Claude Leman. Le programme d’action engagé déjà est très important, sans compter toutes les idées qui nous viennent. C’est dire quand une institution suscite l’enthousiasme, les projets viennent vers vous. Plusieurs personnes m’ont soumis des projets passionnants. L’IMA d’aujourd’hui est en mouvement. Peut-être qu’il faudrait qu’il y ait plus d’aller-retour, entre les pays, et les citoyens du monde arabe. Et, peut-être penser aussi à créer quelque part un institut du monde arabe dans un grand pays arabe, pas la réplique mais une institution différente, qui permet aux cultures arabes qu’elles soient encore plus présentes. Je suis prêt à aider. On a déjà imaginé un projet IMA à New York, qui est pour l’instant en stand-by. Les idées ne manquent pas.