En 2009, les services de sécurité égyptiens ont arrêté nombre de dirigeants des Frères musulmans. Maints de leurs cadres ont été traduits en justice. A cette occasion, les services de sécurité égyptiens ont beaucoup appris sur l'organisation secrète de la Confrérie ainsi que sur sa stratégie d'infiltration et de soft power nationale et mondiale. Les médias ont alors parlé de « l'Affaire de l’organisation internationale ».
A cette occasion, j’ai rencontré le général responsable du suivi des Frères musulmans au Service de la Sécurité de l'État en Égypte, en charge d'enquêter sur "l'affaire". Or l'homme m'a surpris par sa question : « Pensez-vous que les membres du 'Bureau d'orientation" (Bureau central d’orientation) de la Confrérie dont nous connaissons bien les limites, sont vraiment ceux qui dirigent ce réseau de pieuvre islamiste au niveau mondial ? ». Puis il a ajouté: « Grâce à ma connaissance approfondie des capacités de ces individus, je peux vous dire qu'ils ne peuvent pas gérer une entreprise de taille moyenne, encore moins cet immense réseau répandu presque partout dans l’hémisphère ». La question du général et sa réponse ne m'ont pas beaucoup surpris, car j'ai toujours pensé qu'en Égypte, nous voyons la Confrérie sous l’angle de son organisation hiérarchique centrale composée du Guide général, du Bureau de l'orientation et du Comité de la consultation (Shura). Nous savons pourtant que cette marque de fabrique d’un système – en principe - central monarchique, est devenue dans la pratique et avec le temps, une "monarchie constitutionnelle" dans laquelle la famille règne mais la gouvernance appartient à un réseau de forces actives parallèles plus ou moins majoritaires. J'ai suivi cette transformation dans plusieurs de mes études publiées en arabe, en anglais et en français, auxquelles je renvoie les lecteurs[1].
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De mon point de vue, la réflexion sur ce passage du système hiérarchique central au système en réseau a commencé lorsque le groupe a été frappé pour la première fois en 1948 par les persécutions du gouvernement d'Ibrahim Pacha Abd al-Hadi, en représailles de l’assassinat du Premier ministre de l'époque, Mahmoud Fahmy al-Naqrashi, par des militants de la Confrérie. Ces représailles ont commencé par la dissolution de la Confrérie, considérée comme organisation terroriste, et elles se sont soldées par l'assassinat du fondateur et Guide général du groupe, Hassan al-Banna, ce qui a été le grand tournant historique. Car c’est ce qui a déclenché une véritable réflexion sur la transition d’un groupe d'organisation hiérarchique centrale en Egypte, avec une seule tête qui pense (le Guide ou le Führer), à une nouvelle organisation en réseau dans plusieurs pays, qui ressemble à une étoile de Mer capable de bouger ses tentacules indépendamment les uns des autres, car chacun possède un cerveau qui contrôle son système nerveux ("Tawtine planétaire"). Puis vint le coup de massue de Nasser, en 1954, qui les a éparpillés et poussés à l’exil et par conséquent, à s'empresser de mettre en œuvre cette transformation. A ce propos, nous publions ici, une lettre inédite, tamponnée à cette époque par la poste de Omdourman au Soudan, qui contient une liste de divers dirigeants tous inconnus du public, du régime et des services de renseignements. D’ailleurs, certaines personnalités dans la liste étaient même considérées plutôt comme des soutiens appartenant au régime.
Les vagues d'immigration de la Confrérie.
Depuis ce grand tournant, les migrations fréristes ont commencé vers l'Europe après des passages successifs par la Libye, l'Arabie saoudite, le Koweït et les Émirats, le Qatar,. La première vague a commencé en Égypte après l’interdiction du mouvement et l’assassinat de son Guide Hassan El Banna, puis elle s’est accentuée après la tentative d'assassinat de Nasser en 1954. Une seconde étape est survenue après le massacre des Frères musulmans et la destruction de Hama en 1982 par le régime de Hafez El Assad, en Syrie. Quant à la troisième vague, elle est venue d'Afrique du Nord (Tunisie, Algérie et Libye) dans les années 1990, après le déclenchement du conflit entre les gouvernements de ces pays et les islamistes et particulièrement lorsque l'armée algérienne s'est opposée au processus électoral dans lequel le Front islamique du Salut a remporté les élections. La quatrième vague est venue d'Arabie saoudite, avec le retournement du régime contre les Frères après les événements du 11 septembre 2001 aux États-Unis, déjà précédés par des attentats terroristes à Khobar, Riyad et Dammam au cœur du Royaume.
Europe, le nouveau pôle d’activité frériste.
L’évolution des dynamiques territoriales du Soft Power panislamiste à l’échelle européenne investit diversement les systèmes politiques, sociaux, économiques, sportifs, culturels et éducatifs des sociétés européennes. Les radicaux islamistes y sont accueillis et intégrés indépendamment de leurs identités, et de leur appartenance à plusieurs nébuleuses chiites et sunnites dont la plus puissante est celle du système idéologique des Frères musulmans. La fragmentation apparente de ces différents groupes et mouvements intégristes dissimule, derrière cet ensemble composite, le rôle dominant de l’Organisation mondiale des Frères musulmans. L'Europe est devenue la terre d’accueil de la Confrérie dans son nouveau plan pour l'avenir. Elle est le refuge incubateur des groupes et des courants porteurs d’un vrai projet de pénétration et de croissance sans frontières dans l’ensemble de la communauté européenne. Avant de parler de la diversité associative de la nébuleuse frériste en Europe, il convient de donner un bref aperçu du réseau financier des Frères musulmans, composé de sociétés holding et affiliées, de banques fictives et autres institutions financières, réparties au Panama, au Libéria, dans les îles Vierges britanniques, aux îles Caïmans, en Suisse, l'Italie du Nord, à Chypre, au Nigeria, au Brésil, en Argentine et au Paraguay. Dans la plupart des cas, ces institutions sont enregistrées au nom de personnes physiques leaders du groupe, ou affiliées. A titre d’exemple, la « Fondation Europe », créée en 1997, est située dans le Leicestershire, en Angleterre. Son directeur général est Ahmed Al-Rawi, membre du Bureau international des Frères musulmans. Cette fondation possède au moins quarante-sept appartements à proximité de l'Université de « Leeds ». Elle les loue à des étudiants qui ne savent pas que leur argent sert à financer les activités des Frères musulmans. D’ailleurs, le volume du partenariat économique des sociétés fréristes avec les grandes entreprises de l'Union européenne s'élève à environ 33 milliards d'euros. Cela sans compter les relations fortes liant l'organisation aux cercles décisionnels de l'Union européenne. Notons que dans le registre associatif, les membres de l’Union des organisations islamiques en Europe, dépassent les 500 entités actives, principalement en Allemagne, en Suisse, en France, en Grande Bretagne, et dans une moindre mesure dans d’autres pays.
Le Centre Culturel Islamique de Genève, fondé en 1961 par Saïd Ramadan, gendre du fondateur des Frères musulmans et père de Hani et Tariq Ramadan, reçoit ses fonds des pays du Golfe et représente le noyau de l’Organisation des Frères musulmans en Europe. Saïd Ramadan a activement participé à la rédaction du Manifeste de l’Université islamique mondiale, première Organisation islamique intercontinentale fondée en 1962.
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La branche allemande de la Confrérie des Frères musulmans est la plus stable d'Europe. Cela s’explique par une stratégie adaptée et une structure composée de trois entités islamiques :
- Le Conseil Central des Musulmans d’Allemagne .
- La Fondation Islamique d’Allemagne, qui gère près de 60 centres islamiques aux quatre coins de l’Allemagne, institution présidée par l’égyptien Ibrahim Al-Zayat.
- L’association Zentralrat, fondée récemment qui est présidée par Ibrahim Al-Zayat.
- Le groupe Millî Görüs, qui représente de larges pans de la population turque en Allemagne.
Rappelons que le Millî Görüs milite dans le cadre du plan de la Confrérie en Europe ainsi que du projet de l’Islam politique turc, en relation étroite avec le Président Recep Tayyip Erdogan.
En France, Mohamed Hamid’allah, ancien camarade de Saïd Ramadan, fonde en 1963 à Paris, la première Organisation des Frères musulmans en France (Association des étudiants musulmans). Elle accueille de jeunes Frères et de sympathisants parmi lesquels le soudanais Hassan Al-Tourabi (ex-numéro deux de l'ex-régime frériste soudanais dans les années 1990-2000), le tunisien Rached Al-Ghannouchi (chef du parti frériste tunisien Ennahda qui a récupéré la révolte du Jasmin après le printemps arabe), les syriens Saïd Al-Bouti et Issam Al-Attar, l’iranien Abou Al-Hassan Beni Sadr, premier président de la République islamiste d’Iran, et le libanais Fayçal Moulaoui, qui a dirigé l’association en 1968.
L’Union des organisations islamiques en France (UOIF), nouvellement dénommée en 2017 "Musulmans de France" dans une logique de recherche de soft power et de leadership islamique national, est clairement affiliée aux Frères musulmans. Elle a réussi son implantation en recrutant un grand nombre de cadres maghrébins et surtout tunisiens qui constituent le noyau dur de l’Union. Elle rassemble sous son aile plus de 250 mosquées et associations islamiques. Cela lui a permis d’exercer son pouvoir sur une masse significative des musulmans dans un grand nombre de villes en France, ce qui lui a conféré un grand poids aux élections successives du Conseil français du culte musulman (CFCM).
Les cadres de l’Union entretiennent de relations privilégiées avec le pouvoir français - grâce à leur lutte contre le courant salafiste - ce qui leur donne un poids électoral non négligeable dans les campagnes électorales locales et législatives.
Dans le cadre de la logique de "diversification" des Frères musulmans, l’Union des organisations islamiques en France (UOIF-"Musulmans de France") a fondé une série d’écoles pour former une élite islamiste. L’entité dirige 5 Instituts de formation sur 10. Les plus renommés sont Al-Kendi, Al-Razi et Averroès. Ils contrôlent également d’autres institutions, comme l’Institut européen des sciences humaines (IESH), chargé de la formation des Imams en Europe, l’Institut des études du monde islamique, la section française de l’Institut international de la pensée islamique, dont le siège est en Grande Bretagne, le Centre Al-Chatibi, l’Institut Avicenne à Lille, fondé en 2006 et financé par le Qatar, et le Centre des études et des recherches sur l’Islam, qui domine le marché de la viande Halal en France avec un monopole d’exportation vers les pays du Golfe.
Les Frères d’Irlande ont une filiale stable rattachée à l’Union des Organisations Islamiques en Europe (UOIE). Ils agissent loin des médias et par conséquent à l’abri des problèmes. Fondée en 1996, à Dublin, par le mentor de l'imam marocain frériste en fuite en Belgique (Iquioussen et de Tarik et Hani Ramadan), le célèbre Youssef Al-Qaradaoui, qui a notamment collecté durant des années des fonds pour Hamas, l’antenne des Frères musulmans à Gaza.
Bien que le CERF nie toute relation avec les Frères musulmans, stratégie habituelle de dissimulation des Frères et des jihadistes adeptes du mensonge et de la subversion, ce Conseil est en fait le cadre officiel qui rassemble tous les courants idéologiques et les mouvements de l’Islam sunnite à l’intérieur et sous l'égide fédératrice de l’Organisation Internationale frériste. Forum international des fatwas sur le continent, outil précieux de jurisprudence islamique qui se présente comme une aide spirituelle et juriste aux musulmans d'Europe à qui sont apportées toutes sortes de "réponses" islamiques, le Conseil longtemps parrainé par Al-Qardaoui, consacre et répand subrepticement depuis des décennies les grandes idées des Frères musulmans afin de mieux influencer et encadrer spirituellement et socialement les musulmans d’Europe appelés à pratiquer selon le mot de Qardaoui une "charià de minorité" et à former une "communauté" séparée.
Du même auteur : Le retour de Ramsès II en France : que signifie cet événement pour nous ?
La stratégie des Frères
En définitive, la stratégie des Frères musulmans vise à islamiser le Continent, et malheureusement, certains politiciens européens les aident consciemment ou non. Il est certain qu’il y a des objectifs tactiques fixés par l'organisation pour atteindre la stratégie finale, notamment :
-Diffuser leur conception idéologique de la religion islamique et donc "frériser" l'islam d'Europe.
-Renforcer l'identité islamique qui résiste à l'intégration (logique de "désassimilation"/non-intégration").
-Représenter les musulmans européens auprès des autorités ("entrisme institutionnel").
-Participer et contribuer au développement de toutes les politiques liées à l'islam dans les pays européens.
En guise de conclusion, les efforts de la Confrérie pour influencer et modifier les valeurs et structures sociales européennes sont des menaces auxquelles les gouvernements et les politiciens occidentaux doivent faire face. Il est intéressant pour cela d'écouter l'expérience du pays musulman qui a été la première cible des Frères : l'Egypte. L'Europe a tort de donner sur un plateau d'argent l'islam de l'immigration continentale aux leaders de la Confrérie qui combattent les valeurs de cette même Europe qui les accueille...